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Chapitre 2 - Histoire - La Fête de Schrödinger

“Pelote emmêlée,” jura Arya en examinant le garde-manger de la mairie. C’était la Fête de Schrödinger, la fête la plus joyeuse de Whiskerton, et la conseillère féline - au pelage roux immaculé, aux yeux verts et avec un penchant pour les bains de soleil - se trouvait dans une situation quelque peu embarrassante.

Le Jour de Schrödinger marquait l’anniversaire de la création de la ville de Whiskerton. Les chats de la ville célébraient toujours leur Jour de la Fondation avec beaucoup de classe et de grandeur, même des générations plus tard, alors qu’Arya, la conseillère féline chargée de la planification, se retrouva à contempler le contenu du garde-manger.

Voyez-vous, elle avait scrupuleusement demandé au chat cuisinier de la mairie de préparer des biscuits au thon, qui étaient évidemment le choix idéal de collation festive lors de cette évènement. Mais ce matin-là, un chat cuisinier affolé lui avait rapporté que tous les biscuits au thon qu’il avait passé la nuit entière à préparer avaient disparu. Et non, ce n’étaient pas les chatons espiègles de la ville qui les avaient mangés. Les biscuits au thon avaient disparu sous ses yeux !

La disparition d’objets n’était pas un phénomène rare à Whiskerton - bien que, pour être honnête, la nourriture disparaisse rarement - et Arya se disait que les biscuits au thon réapparaîtraient tôt ou tard. Mais elle ne pouvait leurs faire confiance pour revenir à temps.

Et ainsi, après avoir repoussé sa panique au fond de son esprit où elle lui ordonna de ‘pas bouger’ en attendant de nouvelles instructions, Arya prit l’affaire de la collation festive en main - ou plutôt en pattes - en examinant le garde-manger pour trouver d’autres options. Mais quand elle vit son contenu, la panique menaça de refaire surface. Non, non ! La Fête de Schrödinger ne peut pas être gâché !

Il n’y avait que deux options de collation disponibles : des tranches de fromage ou des petits gâteaux au saumon. Et c’est là que résidait le problème : si les chats étaient des créatures curieuses et entreprenantes, ils étaient aussi terriblement attachés aux traditions, surtout quand il s’agissait de Schrödinger. Et lors de la Fête de Schrödinger, on ne servait jamais qu’une seule collation.

Mais avec seulement ces deux options disponibles pour l’unique collation festive, Arya se trouvait face à un choix malheureux. Les chats de la ville étaient équitablement divisés dans leur amour pour ces collations particulières ; choisir l’une ou l’autre aurait pour résultat d’en décevoir la moitié. Et Arya évitait toujours de décevoir qui que ce soit si c’était en son pouvoir.

Tranches de fromage. Non, je ne peux pas choisir ça, le pauvre Jinxy d’une rue plus loin aura le hoquet pendant des jours. Bon, petits gâteaux au saumon, alors. Non, Blade ne me laissera jamais tranquille. D’accord, tranches de fromage. Oh, mais Billito me tirera les oreilles à notre prochaine réunion du conseil ! Mais… si je choisis les petits gâteaux au saumon, Poh me tirera les oreilles à notre prochaine réunion du conseil !

Les pensées d’Arya s’agitaient dans tous les sens, menaçant d’imploser, la panique relevant sa triste tête. Elle finit par réaliser qu’elle pouvait soit rester là, paralysée par ses pensées, soit se comporter en vraie chatte et prendre une décision. Alors, prendre une décision ce serait, mais elle le ferait en consultant une bille. Les billes pouvaient être utiles face à un choix difficile entre deux options équilibrées.

Elle se rendit dans son bureau à la mairie, une pièce confortable qui regorgeait de livres, sentant l’encre fraîche et le parchemin, et offrant des coins pour se prélasser au soleil. Avec une bille ou deux.

Les billes de Whiskerton avaient une propriété curieuse : elles étaient rouges et bleues en même temps, une superposition de deux couleurs, jusqu’à ce que quelqu’un les regarde directement. Lorsqu’on les observait directement, une bille de Whiskerton devenait soit rouge soit bleue, avec une chance de cinquante pour cent pour chaque couleur. Si l’on remplissait une pièce avec une centaine de billes de Whiskerton, et qu’on regardait ensuite directement chaque bille individuellement, près de la moitié deviendraient rouges et près de la moitié deviendraient bleues. Il n’y avait aucun moyen de savoir à l’avance laquelle des deux couleurs une bille allait prendre.

Arya sortit une des billes d’une boîte de rangement avec sa patte, en prenant soin de ne pas la regarder directement.

“Si elle devient bleue, je choisirai les tranches de fromage. Si elle devient rouge, je choisirai les petits gâteaux au saumon,” déclara-t-elle à voix haute aux occupants de son bureau : d’énormes piles de livres et de papiers, moitié documents bureaucratiques très importants, moitié perchoirs pour la sieste.

Mais, hélas, Arya n’obtint jamais sa réponse, car juste au moment où elle allait observer la bille, un vacarme à l’extérieur de sa fenêtre capta son attention. Et ce qu’elle vit lorsqu’elle bondit vers la fenêtre libéra sa panique dans toute sa splendeur. Car devant elle s’étalait la place de la ville, la statue de Schrödinger, tous les accessoires, les tables et les décorations que les chats adultes de la ville avaient méticuleusement assemblés pour les festivités, et : une bande de chatons surexcités qui saccageaient tout.

Ils se dirigeaient droit vers la statue. Arya sauta par la fenêtre et se précipita à leur poursuite.

Non, non ! Halte, chatons !” gronda Arya, s’efforçant de maintenir une apparence de calme — au fond, elle était plutôt douce, et il ne convenait pas de perdre son sang-froid lors de la Fête de Schrödinger, n’est-ce pas ? “On vous a donné des instructions strictes pour rester à l’écar…” Mais elle s’interrompit quand il fut évident qu’ils étaient sourds à ses réprimandes ; quelque chose d’autre avait capté leur attention. Elle suivit leur regard collectif vers les branches du Grand Arbre à Gratter. Puis elle souffla un soupir exaspéré entre ses dents.

Luna.

Luna, Luna, Luna. Bien que les chatons de la ville aient reçu pour instruction de rester à l’écart des préparatifs jusqu’à juste avant la célébration, elle aurait dû savoir qu’il fallait tenir Luna en particulier occupée loin de la place. Car là-haut, dans les guirlandes maintenant déchiquetées de l’Arbre, tendant une patte impatiente vers une plume violette apparue juste au-dessus de la statue, se trouvait le chaton le plus espiègle, excitable et destructeur de tous : Luna.

Techniquement, Luna était un peu trop âgée pour être appelée “chaton”, mais elle était petite pour son âge de je-suis-presque-une-adulte-mais-pas-tout-à-fait. Son expression était en permanence celle de sourcils levés, si elle en avait, ce qui pouvait être interprété comme de l’émerveillement ou de l’inquiétude, selon les circonstances. Son pelage était court et roux, souvent légèrement sale car son insatiable curiosité la laissait facilement distraite pendant son bain.

Luna vacillait au bord d’une branche, proche de la statue. Elle se tenait dangereusement près du dispositif décoratif qui était la partie la plus importante de l’événement, plus encore que le goûter de célébration : une machine à paillettes posée sur le chapeau de Schrödinger.

Vous voyez, les chats de la ville de Whiskerton appréciaient l’incertitude. Ils aimaient aussi les choses brillantes. Chaque année, pour signaler le début des célébrations du jour de la Fondation, une pluie de paillettes était libérée au-dessus de la statue.

La machine à paillettes se composait d’une seule bille connectée à deux fioles de paillettes. Pendant la cérémonie d’ouverture, un chat du conseil désigné regardait directement la bille. La bille devenait soit rouge, soit bleue, et l’une des fioles s’ouvrait en fonction de la couleur de la bille, déversant des paillettes colorées sur le fondateur bien-aimé de leur ville. Dans les jours précédant la fête, les chats de la ville adoraient débattre de la couleur qui serait libérée. Cette année, une fiole de paillettes vertes était liée au rouge de la bille, et une fiole de paillettes violettes était liée au bleu de la bille.

Oubliez le goûter du soir ; si Luna endommageait la machine à paillettes, les célébrations seraient gâchées. Arya cria à Luna, mais bien sûr, à ce moment-là, tout l’univers de Luna se réduisait à la plume violette. Il n’y avait pas de place pour les réprimandes, les machines à paillettes ou même les autres chats.

Arya scruta la zone à la recherche de quelque chose pour attirer Luna, craignant de faire tomber le chaton de la branche si elle tentait de grimper à l’arbre elle-même.

Ses yeux tombèrent sur un assortiment familier d’outils éparpillés autour d’une boîte à outils ouverte au pied du socle de la statue. On aurait dit qu’un chat bâtisseur avait brusquement abandonné sa tâche pour une sieste ou un bain. Elle savait exactement à qui appartenait cette boîte à outils.

“Blade ?” appela Arya, espérant que son meilleur ami l’entendrait, où qu’il soit.

Blade était un agile chat noir aux yeux jaunes flamboyants, habile avec les billes et les outils, et encore plus habile pour être effrayé facilement. Sans surprise, l’écho soudain de son nom rebondissant sur les bâtiments qui bordaient la place lui provoqua un monumental saut en l’air, dos arqué. Où était-il, vous demandez-vous ? Enroulé, profondément endormi, blotti sous un buisson, rêvant de pigeons.

Les protestations de Blade contre l’interruption de sa sieste cessèrent instantanément lorsqu’il repéra Luna. Il se précipita pour rejoindre Arya et les chatons au pied de l’arbre, grondant la petite effrontée en lui expliquant la dure labeur qu’il avait consacré à cette machine à paillettes, et lui suggérant de descendre si elle savait ce qui était bon pour elle.

Bien sûr, cela ne fonctionna pas.

Les chats cherchèrent frénétiquement des idées, et même les chatons autour d’eux s’exprimèrent avec enthousiasme.

“Pensez-vous que nous puissions la distraire avec une autre plume ?” Proposa Arya.

“Je n’en ai pas vu d’autre apparaître par ici depuis quelques heures,” répondit Blade.

“Et si on lançait une balle en l’air ?” suggéra l’un des chatons.

“Ou une souris en feutrine ?” ajouta un autre.

Arya répondit gentillement : “Nous ne pourrions pas garantir qu’elle se dirigerait en direction de Luna.”

Mais il s’avère que leurs réflexions furent vaines, car une série d’événements plutôt malheureux se produisit :

Tout d’abord, Luna perdit l’équilibre et chuta tête la première vers la plume.

Ensuite, sa queue fouetta l’air, se dirigeant droit vers la machine à paillettes.

Blade remarqua que Luna perdait l’équilibre et sauta, espérant l’intercepter avant qu’elle ne touche la machine à paillettes. Malheureusement, Blade ne peut pas sauter très haut, sauf lorsqu’il est effrayé, et donc, il ne s’approcha même pas de quelques poils du chaton.

La queue de Luna heurta la machine.

La machine, le chaton et la plume dégringolèrent ensemble, attrapant Blade plus bas.

Luna atterrit sur ses pattes, la plume fièrement serrée entre ses dents. Un regard sur le visage d’Arya la fit filer plus loin, pour inspecter son butin.

Mais Blade ?

Le pauvre Blade avait atterri dans sa propre boîte à outils, avec la machine à paillettes. Le couvercle de la boîte se refermant bruyamment sur sa tête.

Arya cligna des yeux. Les chatons clignèrent des yeux.

Bien que la crainte de voir les célébrations gâchées parcourût Arya, une excitation commença à s’agiter dans son ventre, et il était évident qu’elle n’était pas seule : les chatons chuchotaient et remuaient joyeusement des pieds.

Car devant eux se dressait une glorieuse incertitude. Un chat dans une boîte, et avec lui la machine à paillettes ! La machine avait probablement été déclenchée par la chute, ce qui signifiait que Blade pourrait être couvert de paillettes violettes. Ou bien de paillettes vertes. Personne ne pouvait être sûr avant d’avoir regardé. Tout comme une bille de Whiskerton. Quel magnifique énigme !

Les chuchotements se transformèrent en cris passionnés pour deviner les couleurs, et une foule enthousiaste se rassembla sur la place alors que la nouvelle se répandait à travers la ville comme une traînée de poudre. Arya pouvait entendre les murmures étouffés de Blade à propos de siestes interrompues, de chatons agaçants et de plumes insignifiantes alors qu’il tentait d’ouvrir le couvercle, mais elle ne pouvait pas permettre cela, n’est-ce pas ? Car en regardant les chats rassemblés avec enthousiasme, elle réalisa que la Fête de Schrödinger n’était pas du tout gâché ! Cette nouvelle incertitude était trop captivante.

Elle sauta légèrement sur le couvercle pour empêcher Blade de sortir. Ses murmures devinrent plus forts, et cette fois-ci, “amis insupportables qui gachent la sieste” s’ajoutèrent à sa liste.

Oh, elle le laisserait sortir au final, bien sûr, et même lui glisserait même des portions de friandises supplémentaires pour avoir été si bon joueur, mais elle laisserait d’abord les chats de la ville s’amuser.

“Écoutez-moi,” appela-t-elle. “J’ai une proposition pour vous, mes chers chats. Que notre goûter de célébration soit décidé par la couleur du pelage de Blade. Vert pour les tranches de fromage, violet pour les petits gâteaux au saumon. Qu’en dites-vous ?”

Et, pour le plus grand plaisir d’Arya, aucun chat ne protesta.

(Enfin, à l’exception de Blade.)




Chapitre 2 Partie 2 - Commentaire - Qubits, Superposition, et Mesures

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