Les chats de Whiskerton n’étaient pas étrangers aux objets apparaissant de façon aléatoire. Ils en raffolaient même. Des plumes luxuriantes — que l’on disait provenir d’une espèce d’oiseaux au plumage éclatant volant au-dessus des nuages, trop timides pour se montrer —, des pierres irisées venues des montagnes à l’ouest, des fleurs aux formes étranges, et, de temps à autre, une babiole ou un bibelot tombé des poches d’un chat distrait vaquant à ses occupations.
Les chats parlaient encore de l’année où le chapeau à fleurs préféré de Tes disparut — emporté par une brise imprévisible alors qu’elle se rendait à la boutique de couture, s’évanouissant au moment même où elle tendait la patte pour le rattraper. Deux semaines passèrent, et elle devint si bouleversée qu’elle promit une récompense à quiconque le retrouverait : une provision d’un mois de ses célèbres tartes aux baies d’océan. Toute la ville se lança alors dans une recherche frénétique et compétitive, car les tartes de Tes étaient non seulement les plus délicieuses de tout Whiskerton, mais aussi extrêmement rares : elle avait à peine le temps de cuisiner au milieu de ses innombrables projets artisanaux menés en parallèle — un privilège réservé aux membres retraités du Conseil des Chats. Cette rareté rendait ses tartes d’autant plus convoitées.
Fait remarquable, le chapeau réapparut sur la tête de Tes un après-midi humide alors qu’elle tricotait près de la rivière à l’est de la ville. Une Tes stupéfaite exigea de savoir où le chapeau avait bien pu se trouver tout ce temps, mais le chapeau, naturellement, ne donna aucune explication. Fidèle à sa parole, Tes fit profiter d’un mois entier de ses tartes aux baies d’océan, au grand désarroi des chats de la ville.
L’objet le plus rare à apparaître spontanément était une boîte en carton sans propriétaire. Chaque boîte en carton à Whiskerton était soigneusement répertoriée — les chats les prenaient vraiment, vraiment très au sérieux.
Alors, lorsqu’une énorme boîte en carton sans propriétaire apparut sur la place du village, auréolée par la lumière vive de l’après-midi filtrant à travers les branches du Grand Arbre à Griffures, une immense excitation s’ensuivit. Deux des membres du conseil des chats, Arya et Poh, furent les premiers à arriver sur la place, et tous deux revendiquèrent immédiatement la boîte. Naturellement, cela mena à une petite mésentente.
“Eh bien, tu es peut être mon ainé, mais j’invoque le droit de reniflement. C’est moi qui ai reniflé la boîte en premier”, déclara Arya en fouettant l’air de sa queue avec détermination.
“Mais moi, j’ai vu la boîte en premier”, répliqua Poh.
Et ainsi, la dispute continua.
Une foule plutôt conséquente commença à se rassembler pour assister à la petite querelle, et bientôt, les chats se mirent à scander le nom de celui ou celle — entre Arya et Poh — qu’ils pensaient être le véritable propriétaire légitime de la boîte.
Arya et Poh commencèrent par les ignorer, car c’était une affaire des plus sérieuses. Cependant, alors que le soleil commençait à décliner, Arya se rappela qu’elle avait d’autres responsabilités ce jour-là. Notamment ses obligations à la bibliothèque. Il fallait que cette affaire soit réglée rapidement et équitablement. Même si elle savait que la boîte lui revenait de droit, elle se résigna à admettre que seule une décision impartiale et extérieure pourrait apaiser la foule de plus en plus agitée.
Elle proposa d’utiliser une bille, sa méthode de confiance pour choisir entre deux options.
“C’est la seule solution équitable”, insista Arya.
Poh soupira. “Très bien. Si la bille devient rouge, la boîte est à moi. Si elle devient bleue, alors la boîte n’est pas à toi.”
“Oh ? Tu voulais dire que si la bille devient bleue, la boîte est à moi, n’est-ce pas ?”
“Mais bien sûr !” répondit Poh, incapable de retenir un sourire malicieux.
Luna, la plus enthousiaste parmis les spectateurs, bondit en avant, les pattes levées. “Je vais chercher une bille ! Je peux aller chercher une bille ? Je vais vous trouver une bille.” Elle avait tellement d’excitation qu’elle peinait à articuler ses mots. Lorsqu’Arya et Poh hochèrent la tête pour approuver, elle se tortilla avec une telle énergie qu’elle faillit en perdre sa fourrure.
Poh offered to escort Luna to the toy station where the townscats kept most of the town’s marbles and other playthings. It was a squat building at the corner of the town square, one of the permanent locations that bordered the square, despite the town’s charming habit of rearranging itself every morning. Luna didn’t particularly enjoy slowing down to walk with the councilcat (she yearned to zoom to the station and back) but the thought of playing an important role in the dispute between Arya and Poh kept her composed.
Poh proposa d’accompagner Luna jusqu’au poste de jouets, là où les chats de la ville gardaient la plupart des billes et autres objets ludiques. C’était un bâtiment trapu, situé à l’angle de la place du village, l’un des rares emplacements permanents qui bordaient la place, malgré l’habitude charmante qu’avait la ville de se réorganiser chaque matin. Luna n’aimait pas particulièrement devoir ralentir pour marcher aux côtés du membre du conseil (elle mourait d’envie de foncer jusqu’au poste et de revenir en un éclair), mais l’idée de jouer un rôle important dans le conflit entre Arya et Poh l’aidait à rester concentrée.
“N’oublie pas de ne pas regarder la bille directement”, lui rappela Poh lorsqu’ils atteignirent les portes. Si Luna regardait la bille, elle deviendrait rouge ou bleue avant même d’arriver jusqu’à Arya et Poh.
Il lui fit un signe de tête chargé de sens, puis retourna vers la boîte.
Pendant qu’ils attendaient que Luna rapporte une bille, Arya et Poh s’installèrent de chaque côté de la boîte, se dévisageant avec méfiance. Les spectateurs bourdonnaient d’enthousiasme, et de petites disputes ludiques sur celui ou celle que la bille allait désigner parcouraient la foule.
Lorsque Luna revint, elle déposa la bille — sans la regarder — entre les deux membres du conseil en compétition. La bille resta insensible aux regards des spectateurs, car ils étaient trop loin pour l’influencer ; il fallait que les yeux soient à moins de dix centimètres d’une bille pour qu’elle réagisse.
La seule exception à cette règle était une paire de jumelles spéciale capable d’influencer les billes à distance, utilisée notamment pour des événements comme la machine à paillettes lors du Jour de Schrödinger, où un chat pouvait activer la machine simplement en la regardant depuis le sol.
“Es-tu prête ?” demanda Poh à Arya. Elle répondit par un salut solennel.
Puis, ensemble, ils observèrent la bille, et au grand désespoir d’Arya, elle devint rouge.
“Ha !” dit Poh triomphalement. “La boîte est à moi.”
Arya fronça les sourcils, plissant les yeux vers Poh, car elle savait qu’il était sujet à la ruse, ayant dû survivre à de nombreux dangers insondables en mer. Mais sa suspicion s’évanouit rapidement. Elle faisait confiance aux billes de Whiskerton, et puis, elle avait d’autres affaires à régler. Elle sourit gracieusement à la foule et s’éloigna pour trouver un endroit adéquat où lécher ses pattes avant de plonger dans ses tâches de la soirée.
Poh sauta dans la boîte sous les acclamations de la foule, s’installa pour une sieste satisfaisante, et la foule se dispersa peu à peu.
Le fait est qu’Arya avait eu raison d’être suspicieuse. Car Poh n’avait pas accompagné Luna jusqu’aux portes du poste de jouets simplement par politesse. En réalité, éviter de regarder la bille n’était pas la seule instruction qu’il lui avait donnée — il l’avait habilement impliquée dans un petit stratagème.
“Tu sais cette pelote de fil d’argent que j’ai et que je ne permets à personne de toucher ?”
“Oh, oui, oui, oui !” Luna convoitait ce fil brillant depuis des mois.
“Eh bien, un petit morceau de celui-ci te reviendra si tu joues la mélodie de “Joyeux anniversaire” à la bille que tu choisiras avant de nous la rapporter.” Et il glissa une mini flûte dans la patte impatiente de Luna.
Luna faillit s’évanouir d’excitation et se précipita au poste de jouets avec un enthousiasme débridé.
Once inside, she dutifully fetched a marble, then slowly and methodically serenaded it with the tune of Happy Birthday on the flute, taking care to remain farther than ten centimeters away. The marble glimmered with swirling and shifting colors, and it took all of her very limited self-restraint not to be distracted by the glorious chromatic display and stop playing.
Une fois à l’intérieur, elle chercha consciencieusement une bille, puis la serena lentement et méthodiquement avec la mélodie de “Joyeux anniversaire” sur la flûte, prenant soin de rester à plus de dix centimètres d’elle. La bille scintillait de couleurs tourbillonnantes et changeantes, et il lui fallut toute la très limitée maîtrise de soi pour ne pas se laisser distraire par l’éblouissant spectacle chromatique et arrêter de jouer.
Ceci dit, Luna n’était pas vraiment une musicienne, mais elle savait jouer “Joyeux anniversaire” à un niveau raisonnable. Tous les habitants de Whiskerton sont formés à jouer de la mini-flûte dès leur plus jeune âge, car les billes réagissent à la musique.
C’était l’un des aspects les plus délicieux de la vie à Whiskerton : apprendre à faire danser les couleurs dans les billes. Les chats musiciens organisaient des concerts spectaculaires dans le théâtre, souvent dirigés par Bilito, le membre le plus senior du conseil des chats et un joueur d’orgue accompli.
Les murs du théâtre ouvert étaient décorés de rangées de billes placées suffisamment loin des musiciens sur scène et du public pour qu’elles ne soient pas affectées par les observations. Les chats se délectaient de la façon dont les couleurs dansaient et ondulaient à travers l’alignement sous l’influence de la musique, des teintes irisées s’élevant haut dans le ciel tel une aurore céleste.
L’agencement de la musique, la mélodie, les accords, même le rythme, tout influençait les probabilités des billes de devenir rouges ou bleues lorsqu’elles étaient directement observées. Pour les concerts musicaux, ce qui comptait, c’était le voyage des couleurs et non si chaque bille deviendrait finalement rouge ou bleue sous observation directe. Mais dans le cas de la bille de Luna, Poh savait que la mélodie de “Joyeux anniversaire” influençait une bille d’une manière telle que la probabilité qu’elle devienne rouge devenait bien plus élevée que celle de devenir bleue.
Lorsque Luna joua “Joyeux anniversaire” à la bille qu’elle avait choisie, elle assura sans le savoir que Poh réclamerait presque certainement la boîte. Bien sûr, il restait une petite chance que la bille devienne bleue et qu’Arya l’emporte, mais Poh était tout à fait prêt à prendre ce risque — après tout, l’imprévisibilité est ce qui rend la vie à Whiskerton si fascinante.
Rusé, rusé Poh.
Et pauvre Arya, jouée du sort.
Chapitre 4 Partie 2 - Commentaires - Portes Quantiques et Circuits