Alors que les chats de Whiskerton se délectaient de l’incertitude, ils étaient tout de même au courant de leurs propres bizarreries, et étaient plutôt pointilleux sur leurs préférences. Arya, par exemple, préférait les endroits ensoleillés avec un petit sol spongieux, comme un coussin dur ou une pile de papiers. Si un endroit ne répondait pas à ses critères, elle laissait échapper un soupir tragique. Il y avait un chat nommé Mowgli qui prenait son observation des oiseaux très au sérieux—il était connu pour hurler à quiconque osait parler pendant que ses yeux suivaient les mouvements de ces créatures ailées. Un autre chat, Poh, hurlait à quiconque ne lui parlait pas pendant qu’il regardait les oiseaux.
La particularité de Luna était de commencer chaque journée avec quelque chose qui la captivait, quelque chose qui la tenait éloignée de l’ennui, quelque chose qui la faisait frétiller de joie. La plupart du temps, cela signifiait qu’elle se précipitait dans la ville pour identifier les changements effectués pendant la nuit ; la ville de Whiskerton se réorganisait parfois pendant la nuit, à l’insu de tout le monde jusqu’au matin suivant, sauf bien sur pour les chats en promenade nocturne.
Chaque matin avant le petit déjeuner—car pour elle, il y avait des choses plus importantes que la nourriture—Luna filait à toute vitesse dans les rues pour découvrir les changements. Aveuglée par la curiosité et courant beaucoup plus vite qu’elle n’en avait besoin, elle heurtait les charrettes des marchands ambulants, les promeneurs matinaux et les facteurs, suscitant des malédictions sur son passage.
Ce matin-là, Luna découvrit, à son grand désarroi, que les rues, les arbres, les rochers et l’herbe avaient décidé de rester exactement à leur place. Ne voulant pas rester désappointée, ennuyée ou inoccupée bien longtemps, elle se tourna vers son autre passe-temps favori : les farces.
Et une farce qui ne se démodait jamais était de sonner aux portes.
Spécifiquement, sonner à la porte de Blade, car c’était un chat qui sursautait facilement. Chaque fois que quelqu’un sonnait à sa porte, un bang! pouvait être entendu de quelque part dans son cottage, car il sautait assez haut pour toucher le plafond. Luna, accompagnée de quelques chatons, riait en douce, puis s’enfuyait avant que Blade n’ouvre la porte.
Or, ce n’était pas seulement la nervosité de Blade qui rendait la sonnerie de sa porte intéressante. Une sonnette de Whiskerton était en elle-même une invention divertissante, bien plus extraordinaire qu’une simple sonnette. C’était une idée d’Arya - elle était habile dans ce genre de choses - et Blade, en tant que meilleur ami, était habile à donner vie aux idées d’Arya.
Les sonnettes de Whiskerton étaient fabriquées ainsi : deux billes étaient reliées par un dispositif appelé intricateur, qui, fidèle à son nom, entrelaçait les billes. Cela signifiait que si quelqu’un regardait directement une bille, la seconde bille serait immédiatement affectée, sans que personne ne l’ait regardée ! Chacune des deux billes se trouvait dans une superposition de rouge et de bleu, mais dès que quelqu’un observait l’une d’elles, les deux billes prenaient la même couleur : soit toutes les deux rouges, soit toutes les deux bleues.
Un intricateur était intégré dans la porte d’entrée de chaque maison, et les deux billes étaient placées dans des compartiments suspendus de chaque côté. Le compartiment extérieur était équipé d’un judas par lequel un chat visiteur pouvait observer la bille. Cet acte affectait immédiatement sa contrepartie de l’autre côté de la porte. La seconde bille était reliée à une boîte à sons, de sorte que lorsque les deux billes prenaient la même couleur, le son se déclenchait.
Les chats adultes de la ville aimaient leurs sonnettes, mais les chatons les adoraient encore plus. Luna, en particulier, se délectait de la manière dont elle pouvait immédiatement changer l’état d’une bille sans l’avoir regardée en observant une autre bille. Et comment ce changement déclenchait un son retentissant pour appeler l’occupant de la maison.
Avec les sonnettes, Blade et les sons de clochettes en tête, Luna partit à la recherche d’un complice. Elle tomba sur Soya, une petite chatte noire timide mais curieuse avec un diamant blanc sur sa poitrine, qui adorait se faire les ongles sur du plastique et se prélasser sur des perchoirs élevés. Soya essayait de grimper le long de la façade de l’Hôtel de Ville pour se reposer un peu lorsqu’elle fut trouvée par Luna.
“Hihihi,” rigola Luna. “Partante pour un peu de malice, Soya ?”. Soya, étant une chatonne, était bien entendue toujours partante pour un peu de malice. Quelques instants plus tard, les deux compères se précipitaient vers la maison d’un certain chat constructeur.
Blade, qui ne se soupçonnait de rien, était dans sa cuisine, fixant intensément un point suspect sur son plafond. Il tenait un petit colis dans une patte parce qu’il était censé livrer une construction personnalisée à un des chats de la ville, mais il ne pouvait détacher ses yeux du plafond. Il devait absolument découvrir ce qu’était ce point !
Pendant ce temps, sur le porche, Luna donna un coup de patte à Soya pour qu’elle regarde à l’intérieur du compartiment de la sonnette. La bille à l’intérieur devint bleue, tout comme la bille de l’autre côté de la porte, et la sonnette se mit à sonner.
Le son fut, sans surprise, accompagné d’un bang! et d’un “Pelote emmêlée !”, ce qui lança les chatons dans des éclats de rire.
Fidèle à sa nature, Blade avait bondi par pur réflexe au son soudain de la sonnette, se cognant la tête contre le plafond. À son insu, le point suspect s’était transféré sur son front au cours du processus. Transféré, car le point suspect était en réalité une coccinelle qui, dans un moment d’impulsivité, avait décidé de tester si se poser sur la tête d’un chat était plus amusant que de se poser sur un plafond.
Blade jura et bougonna—d’abord pour s’être cogné la tête, puis en voyant le plafond maintenant dépourvu de tache—avant de se diriger vers la porte d’entrée.
Quand il ouvrit la porte sur un porche vide, il grogna. Infernaux petits chatons, je parie que c’était eux. Déranger mon analyse de la tâche suspecte. Maintenant, je comprends ce que ressent Mowgli quand il observe les oiseaux.
Derrière un buisson où elles se cachaient, Luna et Soya échangèrent des chuchotements joyeux en observant le chat bâtisseur qui regardait la rue d’un air furieux avant de retourner à l’intérieur. Faire sonner la sonnette de Blade avait été tellement amusant qu’elles décidèrent de recommencer.
“Comptons jusqu’à cinq, puis sonnons à nouveau,” dit Luna. Les intricateurs prenaient toujours quelques secondes pour ré-intriquer les billes après avoir été déclenchés.
Soya hocha la tête et commença à compter : “Un.”
“Deux,” dit Luna.
“Huit.”
“Papillon !”
“Où ?”
“Là !”
“Hiii ! Attrape-le, attrape-le ! À gauche. Non, à droite ! Droitegauche !”
Luna tenta d’attraper un papillon scintillant dans les airs, Soya ajoutant des remarques enthousiastes mais peu utiles. Elles passèrent quelques instants ainsi, portés par la brise, avant que Luna ne se rappelle pourquoi ils étaient là.
“Attends,” dit Luna. “Et si on sonnait d’abord la cloche, puis on l’attrapait ?”
Soya acquiesa.
Elles sonnèrent à nouveau ; cette fois, c’était Luna qui regarda dans le judas. La bille devint rouge, et le bang! qui suivit, entendu de l’intérieur, les ravit tellement qu’elles oublièrent tout du papillon.
La coccinelle, contrariée par le soudain ébranlement, rebondit jusqu’au plafond, concluant que les têtes de chat n’étaient décidément pas idéales pour se percher. Mais Blade ne vit pas la tache suspecte réapparaître au-dessus de lui, car il se précipita immédiatement vers la porte d’entrée, furieux.
Il ouvrit la porte en grand, non surpris de ne trouver personne, et hurla dans la lumière du milieu de la matinée : « Je sais que c’est toi, Luna ! Toi et les chatons que tu as convaincus pour me déranger. Laissez-moi tranquille ou je… je… » Il jeta un coup d’œil au paquet toujours serré dans sa patte. « Je vous ferai livrer ce colis ! »
Il n’y eut pas de réponse, bien qu’il ne s’attendît pas vraiment à en recevoir une. Mais il avait un plan.
Il fit semblant, avec un flair dramatique inimitable, de fermer la porte. Il la laissa un petit peu entrouverte, juste assez pour pouvoir jeter un œil.
Cependant, Luna, étant quelque peu experte en plans et en farces, anticipa cela et dit à Soya :
« C’est à ton tour de sonner à la porte. Vas-y ! Je vais faire le guet. » Et lorsque le petit chat à la poitrine scintillante, naïf, s’exécuta, Luna s’éclipsa, ravie de ce tour supplémentaire, les bruits d’un chat mécontent grondant un chaton s’éloignant derrière elle alors qu’elle fuyait.
De retour sur le perron, après avoir terminé sa réprimande, Blade fourra son colis dans les pattes timides de Soya et lui confia la mission de faire la livraison. Ce qui signifiait qu’il était entièrement libre de méditer sur le point suspect en paix.
Chapitre 3 Partie 2 - Commentaire - Qubits Multiples, Intrication, et Etats de Bell